Les risques juridiques de la transmission impréparée d’une entreprise (partie 1)
Pour que l’économie progresse, il ne faut pas seulement que la création d’entreprise augmente, encore faut-il que l’on transmette un nombre suffisant d’entreprises
Alain Griset
Président de l’assemblée permanente des chambres de métiers de France.
Ces propos pleins d’enseignements, illustrent sans nul doute que la transmission d’une entreprise est une étape aussi importante que sa création et son développement. Elle est tout simplement partie intégrante du cycle de vie normale de l’entreprise. Cependant force est de constater que si les chefs d’entreprise africains en général et sénégalais en particulier ne projettent pas souvent leur entreprise au-delà de leur propre personne, les pouvoirs publics n’ont pas également su adapter les règles du code civil ou du code de la famille consacrées à la dévolution successorale afin de prendre en compte les préoccupations spécifiques de l’entreprise. En effet, la plupart de ces règles, enserrées dans l’ordre public successoral, se préoccupent plus du partage des biens laissés par le défunt que de la gestion pérenne et continue de l’entreprise. En vérité ces règles ont été conçues pour assurer beaucoup plus la transmission d’un patrimoine immobilier et rural que professionnel.
Dans la grande majorité des cas, l’impréparation de la transmission a pour effet de compromettre les chances de survie de l’entreprise après la disparition de son dirigeant-fondateur. Il convient donc de l’anticiper afin que le passage de relais entre les différentes générations se fasse sans heurts. Il s’y ajoute que la question de la transmission doit recevoir autant de mesures incitatives que celles qui sont prévues en matière de création et de développement de l’entreprise.
Il s’agit à travers cette contribution d’attirer l’attention des chefs d’entreprise sur les risques juridiques d’une transmission impréparée de l’entreprise individuelle tant pour la famille, les salariés que pour ses partenaires économiques: clients, fournisseurs, banques… Ces mêmes risques seront analysés dans un prochain article en ce qui concerne une entreprise exploitée sous forme sociétaire.
Les risques juridiques d’une transmission impréparée de l’entreprise individuelle
En vertu du principe de l’unicité du patrimoine, aucune distinction n’est faite entre le patrimoine privé d’un commerçant et son «patrimoine professionnel ». Le décès du commerçant qui n’aurait pas été prévenant en préparant la transmission de son patrimoine professionnel aura pour effet de placer ses héritiers dans une indivision qui impactera sans aucun doute sur la gestion efficace, voire sur la survie de l’entreprise dans bien des cas. Pour mémoire, l’indivision est la situation juridique de deux ou plusieurs personnes qui exercent des droits de même nature sur un même bien. Exemple des héritiers sur la maison familiale.
1. L’impact de l’indivision sur la gestion de l’entreprise
La vente, la donation, l’hypothèque ou même la location de longue durée de biens de la succession, quelle que soit leur nature, requièrent dans bien des cas une décision de la majorité, voire même unanime de tous les co-héritiers. C’est ce que prévoient, au Sénégal, les articles 452 et suivants du code de la famille. Il est évident que si ces dispositions ont le mérite de protéger les co-héritiers relativement aux actes d’une certaine gravité, elles s’accommodent mal de la gestion d’une entreprise pour laquelle l’accomplissement de ces actes de façon diligente peut s’avérer nécessaire pour la survie de l’entreprise. Or dans le contexte de certaines familles africaines, marquées par les mariages polygamiques gérés sur fond de rivalités entre héritiers issus de lits différents, il apparaît sinon impossible, du moins très difficile d’obtenir une décision majoritaire à fortiori unanime alors qu’un simple retard accusé dans la prise d’une décision de gestion peut s’avérer désastreux pour la survie de l’entreprise. Aux éventuelles difficultés liées à la prise de décisions dans les conditions prévues par les dispositions précitées, se greffent des risques de résiliation de certains contrats en cours au décès de l’entrepreneur.
2. L’impact de l’indivision sur les contrats en cours de l’entreprise
En principe les conventions signées par le défunt sont transmises, sauf stipulations contraires, à ses héritiers conformément aux dispositions de l’article 407 al 1 du code de la famille du Sénégal. Pour certains contrats empreints d’intuitu personae (passés en considération de la personne ou des aptitudes du contractant), l’automaticité de la transmission aux ayants droits pourrait ne pas avoir lieu en cas de décès du chef d’entreprise.
- Quid des conventions d’ouverture de crédit ?
C’est le cas notamment des conventions d’ouverture de crédit entre le défunt et un établissement de crédit. C’est ainsi qu’il a été jugé que « la convention de crédit, qui est conclue en considération de la personne de l’emprunteur, ne pouvait être transmise sans l’accord de la banque créancière » (Cass. Com. 15 mars 2010. n°10-11.650, arrêt Banque CIC Est). Ce serait également le cas de certains contrats de distribution, tels que le contrat de franchise, de concession, de distributeur agréé…
- Qu’en est-il des baux commerciaux ?
S’agissant des baux commerciaux, le principe posé par l’article 111 de l’Acte Uniforme OHADA portant Droit Commercial Général (AUDCG) est celui de la continuation du bail en cours par les conjoints, les ascendants ou les descendants en ligne directe, qui en ont fait la demande au bailleur par signification d’huissier de justice dans un délai de 3 mois à compter du décès. Toutefois, cette disposition n’étant pas d’ordre public, rien ne s’oppose à ce que lors de la conclusion du bail, que le bailleur érige le décès du locataire comme une cause de résiliation de plein droit dans les conditions prévues par l’alinéa 4 de l’article 133 de l’AUDCG. Le bail pourrait également être résilié de plein droit si les héritiers par négligence n’avaient pas demandé son maintien dans les 3 mois du décès du preneur (al. 4 article 111 AUDCG).
- Gestion des comptes bancaires de l’entreprise
Un autre obstacle peut aussi survenir dans la gestion des comptes bancaires de l’entreprise, notamment lorsque l’entrepreneur décédé était le seul signataire du compte. Dans ce cas, le déblocage ne peut intervenir qu’après l’obtention d’un jugement d’hérédité ou d’un acte de notoriété dressé par le notaire indiquant les successibles et accompagné d’une procuration visée par le greffier général de la juridiction compétente et désignant un représentant des indivisaires. Cependant un délai relativement considérable (1 à 3 mois) peut s’écouler entre la saisine du juge ou du notaire et le bouclage de la procédure. Durant cette période il ne sera donc pas possible de procéder à des opérations de retraits, de dépôts ou de virements sur ces comptes sauf pour les opérations qui étaient en cours au moment du décès alors que les charges d’exploitation doivent être réglées avec célérité.
- Quel sort pour les contrats de travail en cours ?
Pour ce qui concerne les contrats de travail, l’article L.66 du code du travail au Sénégal est très clair : « s’il arrive une modification dans la situation juridique de l’employeur, notamment par succession……..tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l’entreprise ». Encore faudrait-il que les héritiers ne renoncent pas à la succession, auquel cas ils ne seront plus tenus de supporter le passif social. Ils peuvent également décider de fermer l’entreprise à condition de payer les indemnités de licenciement.
Nous étudierons dans un prochain article les conséquences juridiques de l’impréparation de la transmission sur une entreprise sociétaire.
Par Ibrahima DIALLO
Ingénieur Patrimonial
Directeur Général CGP AFRIQUE
Chargé de cours en Gestion de patrimoine (ISM)
E-mail : ibrahima.diallo@cgpafrique.com
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